For the sin of swallowing the sun.

La fissure dans le mur

Le Visiteur du futur - 15/10/2022

2,055 mots.

    Judith se rend compte que quelque chose cloche.

Commentaire de l'auteur.e:
J'ai vu le film VDF au cinéma, j'ai adoré, et après j'ai regardé toute la série en 3 jours et qu'est-ce que c'était bien. C'est vraiment l'univers parfait pour moi qui adore les histoires de voyage dans le temps, de mondes parallèles, comment la temporalité façonne l'humain... Du coup j'ai essayé d'exprimer ces sentiments compliqués comme ça, je ne suis pas hyper satisfaite mais c'était chouette à écrire. J'ai été inspiré un peu par la fic Elle est comme un fantôme de ladyonfire sur ao3, et par un fait divers incroyable que Feldup a raconté dans une Face Cachée de Reddit, mais que je n'arrive pas à retrouver.

Je suis choqué qu'il n'y ait plus de fic VDF sur ffnet depuis 2018, j'ai vu que toustes les auteurices ont migré sur AO3, eh ben pas moi ! Je resterai ici jsq à la mort. (Mais je vais quand même crosspost celle-là sur ao3)

SPOILERS pour la série. C'est mieux d'avoir la saison 3 en tête.
Avertissement : mention et description de suicide dans le cadre du travail de Judith (eh oui). Également un passage déréalisation/irréalité si vous êtes sensible à ça.

J'espère que vous aimerez cette fic un peu étrange !

Disclaimer : Le Visiteur du futur appartient à FRENCHNERD, en partie à Ankama Editions, et notamment à François Descraques.

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Elle fût réveillée par la douleur atroce qui lui vrillait le crâne.

L'ombre au bas du lit se redressa quand elle l'enjamba pour aller se chercher un verre d'eau.

« Non, non, c'est bon Mattéo, bougez-pas. » le congédia-t-elle, peu encline à contre-argumenter ses protestations, à ce moment-ci encore plus que d'habitude.

Le garde du corps qu'elle n'avait pas embauché remua un peu mais finit par se caler à nouveau contre le pied du lit. Il s'obstinait à monter la garde alors même qu'elle se savait plus dangereuse que lui, ce qui la faisait soupirer. Mais il était un bon compagnon de beuverie malgré tout.

Judith considéra un instant que cette migraine pouvait provenir de sa cuite d'il y avait six heures, mais ça l'aurait bien fait chier parce qu'elle avait de l'expérience avec sa descente et tenait l'alcool. Non, se figura-t-elle dans la cuisine nimbée d'une lueur rouge qu'elle ne se rappelait pas, ça ne ressemblait pas à une gueule de bois. Mais déjà la douleur, si vive une seconde auparavant, semblait s'estomper sans qu'elle n'eût rien à faire, la cause lui filant entre les doigts pour sombrer dans des profondeurs inatteignables.

Judith prit le transfert d'appel et fit cesser la petite mélodie d'attente que sa boîte avait changé elle ne savait quand en un « replay, re-re-replay » encore plus horripilant que la précédente. Au moins cela avait le mérite de pousser au suicide les quelques appelants qui auraient encore hésité.

« Suicide Conseils, j'écoute. Ah non mais la pendaison c'est démodé, vous savez… »

Tandis qu'elle prêtait une oreille distraite à un énième client désireux de mettre fin à ses jours mais trop nul pour y arriver seul, ses yeux dérivèrent sur la pièce. Mattéo campé dans son sofa, à côté de la plante verte en train de crever sur le mur nu du salon.

« Ben oui, ce qui marche maintenant, c'est les armes à feu. Revolver, fusil de chasse, n'importe quoi que vous avez sous la main fera un super taff pour une mort rapide et sans douleur. Bon, par contre y'aura du nettoyage à faire pour la personne qui passe derrière, mais c'est justement l'idée parfaite pour quelqu'un que vous détestez… »

Elle continuait son speech de vente, récitant tout son savoir technique sur le fonctionnement des armes à feu, les avantages, la facilité de s'en procurer en 2099 -plus qu'une baguette de pain vu la pénurie de farine. Du coin de l'œil, elle pouvait voir que Mattéo l'écoutait, et l'éclair d'une seconde elle fut frappée par l'envie ridicule de se taire. Judith s'arc-bouta sur ses positions et poursuivit :

« Alors, c'est là que beaucoup de gens se trompent, mais heureusement grâce à Suicide Conseils vous ne ferez pas la même erreur : oubliez le coup du canon sur la tempe. C'est beaucoup trop de risque de se foirer, et vous ne voulez pas vous foirer, n'est-ce pas ? En plus vous resteriez paralysé à vie. Non, le plus simple c'est de se coller le canon dans la bouche, eh oui, de manière à viser le palais, comme ça ça monte direct au cerveau- »

À ce moment, une douleur vive explosa sous son crâne. Les muscles de son visage se contractèrent en un spasme violent et sa bouche tomba ouverte sur un hoquet muet. Sa vision s'obscurcit comme si une chape de plomb écrasait son front, et elle ne put que raidir sa main sur le combiné.

Dans un même mouvement, Mattéo fut auprès d'elle et la douleur recédait en un bruit blanc. Irritée par cet instant de vulnérabilité, Judith balaya d'un revers de main l'approche de Mattéo qui n'osait pas la toucher. Il ne devait s'être écoulé qu'une seconde, et elle reprit puis termina l'appel avec tout le professionnalisme dont elle était capable.

Le client se tirerait une balle dans la tête le soir-même.

À la suite d'une autre soirée de beuverie, les deux comparses échoués dans le canapé et Judith affalée sur Mattéo en rigolant, son esprit embrumé par les vapeurs du vin accrocha sur un détail. La peinture lisse du mur blanc lézardait juste sous son nez sur quelques centimètres. Judith, bourrée, lâcha un soupir vent force 4 et s'endormit en ronflant sur son garde du corps.

Mais voilà qu'une fois, à nouveau réveillée par cet atroce mal de crâne pile entre les deux yeux, Judith la vit.

La nuit filtrait à travers les lamelles des stores noirs, transformant tout relief en une masse sombre informe. La lumière rouge de la lampe LED éclaboussait le mur nu jusqu'à la frontière gravée par la fissure. Celle-ci était mince, serpentait sur cinq centimètres depuis le haut du canapé pour se casser en un angle et mourir à droite. La dernière fois, elle n'avait pas cet embranchement.

Le regard de Judith restait fixé sur cette lézarde, qui en traçant et retraçant les lignes dissipait son mal de tête.

Judith eut alors l'intime conviction que quelqu'un allait frapper à sa porte, là, dans la seconde. Elle se raidit, le pouls battant au bout de ses doigts. Ses oreilles à l'affût du moindre son qui briserait le ronronnement électrique de la nuit. Elle le savait, sorti de nulle part. Quelqu'un apparaîtrait dans son salon.

Mais rien ne se passa.

Elle eut à peine le temps de se sentir inexplicablement déçue, que la brume de cet état de demi-conscience s'écartait et qu'elle se jugeait stupide. Elle secoua la tête et fut satisfaite de sentir le rationnel recouvrir les méandres tapies sous la surface.

Cependant, la fissure dans le mur s'agrandissait. Judith avait beau l'ignorer, elle se retrouvait à la regarder dès que son mal de tête revenait. L'un ou l'autre.
Alors pour ne pas y penser, elle parlait avec Mattéo. Il continuait à l'appeler « patronne » malgré le fait qu'elle ne le payait pas, mais pourtant le terme ne paraissait pas si incongru. C'était un peu comme un surnom, installé entre eux deux comme un rouage bien à sa place.

Mattéo s'inquiétait de la violence de ses migraines, mais elle le repoussait sous prétexte que ce n'étaient que des flashs repartis aussi vite qu'ils étaient apparus. Et puis l'état de la médecine en 2099 était abyssal, comparé à… À quoi ? Mattéo avait fait les yeux ronds quand elle avait pesté contre la « sécurité sociale ».

« Et faudrait faire réparer le mur aussi, fait chier !
- Ben qu'est-ce qu'il a, le mur, patronne ? Vous voulez agrandir le salon ? » avait-il demandé sans la moindre idée de ce dont elle parlait. Car réellement, il ne voyait pas.

Judith ne répondit pas.

Ce fut cette réalisation qui la décida à inspecter la fissure. Elle avait réussi à écarter Mattéo pendant une heure en le sommant d'aller faire des courses urgentes, histoire de ne pas passer pour une folle. Il avait bien sûr protesté, « Mais et si quelqu'un vous fait du mal pendant que je ne suis pas là ? », « Mattéo, si vous n'y allez pas c'est moi qui vais vous faire du mal ».

Ses derniers mots résonnaient à présent dans l'appartement vide, avec l'impression fugace qu'ils étaient vrais. Judith frissonna puis se remit les idées en place et se campa devant le mur.

« À nous deux. »

La fissure s'élevait maintenant aux deux tiers du mur et se séparait en deux embranchements, un en haut et un en bas, qui eux-mêmes serpentaient sur la largeur du salon. La peinture sous ses doigts lorsqu'elle traça le trajet était bel et bien écaillée pour former cette minuscule rainure qui dévorait son appartement. Son œil fut attiré par la terminaison de l'embranchement du bas, tout au bout de la pièce. Puis, quelque chose d'étrange se produisit.

Le bout de cette ligne se déforma, grossit dans le champ de vision de Judith. La lézarde qui la précédait se mit à enfler et remuer comme un serpent vivant. Le mouvement se transmettait aux autres branches comme des terminaisons nerveuses, et soudain ce fut la fissure tout entière qui ondulait et grossissait sous les yeux sidérés de Judith.

Elle avait retiré sa main aussitôt que le premier signe suspect était apparu, et s'éloigna prestement du mur. Celui-ci semblait grouiller, vrombir tel les muscles d'une chose vivante. Judith recula encore, eut le réflexe stupide de chercher son arme devant l'impossibilité géométrique. Quand ses doigts effleurèrent la crosse, la douleur familière s'abattit sous son crâne.

Judith tomba à genoux, le mur gravé sur sa rétine à travers ses yeux plissés. Sa périphérie brouillée par les larmes, la fissure semblait maintenant se contracter et se dilater, des ombres s'élancer sur la surface boursouflée en une danse terrible qui brisait toute loi physique, et elle ne pouvait détourner les yeux car sa tête allait exploser…

La main de Mattéo était sur son épaule, il avait enfin osé la toucher et ce premier contact lui paraissait si familier, remarqua-t-elle distraitement. Elle ignorait combien de temps s'était écoulé et la douleur refluait. La fissure avait repris son apparence normale.

Il lui demandait avec inquiétude ce qui lui était arrivé, et comme il savait qu'il n'aurait pas dû la laisser. Ces mots trouvèrent écho en elle comme une goutte qui touche la surface. Judith plaqua une main sur le torse du garde du corps et plissa les yeux :

« Dites, Mattéo, vous ne trouvez pas ça bizarre, qu'on se soit retrouvés ensemble ? »

Sa voix résonnait quelque part, très loin.

Mattéo réfléchit un instant, puis haussa les épaules avec cette quiétude qu'elle lui trouvait apaisante. Il la regarda.

« En tout cas, j'aime bien être avec vous. » dit-il simplement.

Sa gorge se noua, car la sensation diffuse qui la hantait jusqu'alors prit forme. Elle voulait rester. Elle voulait rester avec Mattéo parce qu'elle l'avait déjà perdu une fois. Les sentiments qu'elle éprouvait au contact du regard bleu, vestiges d'un futur qu'elle n'avait pas vécu, la frappèrent comme une vague dont le ressac la fit chanceler.

Judith comprit plus qu'elle ne se souvint : elle était morte quelque part. Très loin, dans un de ces mondes d'où provenaient ces sentiments et la fissure. Elle n'était qu'un souvenir désincarné, le dernier sursaut d'une impulsion électrique.

Mais dans le futur ou dans le passé, ce souvenir avait créé un nouvel embranchement sur la fractale. Elle le savait, venu de profondeurs insondables.

Judith maîtrisa sa voix tremblante que trahissait un reniflement, et, avec ses sentiments venus d'autre part, répondit :

« Moi aussi. Moi aussi. »

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